Depuis le début de l'été 1723, Julien Baret se rendait presque chaque jour au relais de Précigné (1), et étudiait consciencieusement le livre de poste où étaient notés le prix à payer et les distances entre les villes. Par souci d'économie, il a préféré faire la route à pieds, en se disant qu'il profiterait de toutes les occasions fluviales ou hippomobiles possibles qui se présenteraient à lui. Il a bien l'itinéraire en tête. D'abord aller plein sud sur Angers, afin de voir son frère Jean puis à l'ouest, direction Candé, passer de l'Anjou à la province de Bretagne. En marchant de huit à dix lieues par jour, il ne lui faudra pas plus d'une semaine pour arriver à destination. (2)
Le départ s'effectue "haut' heure", vers les quatre heures du matin, dans la nuit noire avec pour tout bagage quelques hardes, un morceau de chantiau (du pain), ses maigres économies. L'environnement lui est familier : longer Le Souchay, puis La Paillarderie, faire attention aux chiens en passant devant le château de Bois Dauphin endormi, franchir le bourg de Précigné par son interminable rue qui s'étend de l'occident à l'orient, et passer vite la place de l'église.
En une heure, il rejoint la rivière qui lui est familière, la Sarthe. Le moulin à blé de Pendu (2) s'offre à son regard. Il va bientôt abandonner les berges pour prendre le petit chemin qui le mène à Morannes. Il a chaud, et ne prête aucune attention à la différence de température que l'on constate habituellement. Il fait toujours légèrement plus froid à Morannes qu'à Précigné avec très souvent des pluies en automne.
Il aime ce très joli bourg avec ses belles maisons entourant la place du marché, fortement animée les jours où c'est la grande foire. Après avoir parcouru deux lieues de vastes prairies, dont on imagine qu'elles sont facilement inondables en hiver, il retrouve la rivière à Châteauneuf, ville pittoresque en pente douce, solidement campée sur la rive droite de la Sarthe. Il va traverser Moulin d'Ivray, Tiercé et Vérigné. A Briollay il se retrouve à la confluence de deux rivières, la Sarthe et le Loir qui vont former la Maine. Un peu plus loin, nouvelle confluence avec la Mayenne, d'où le nom adopté, Ecouflant. C'est un magnifique village de pêcheurs (brochets, sandres, perches, silures, mulets) dans lequel des bourgeois se sont fait construire de grandes et fort belles maisons.
(1) Le relais à l'origine était, une auberge. Aujourd'hui c'est une habitation.
(2) C'est la roue à aubes qui est suspendue, et l'on règle sa hauteur en fonction du niveau de l'eau.
Enfin, voilà Angers, capitale de l'Anjou, une grande ville de 20 000 habitants, soit deux fois plus qu'au Mans. Le climat y est particulièrement doux ; un siècle et demi plus tôt, Joachim du
Bellay parlait déjà de la douceur angevine. Retrouver Jean n'est pas trop difficile. Il habite, au centre ville prés du palais de justice où il est Greffier du siège Présidial, non loin de la
vieille église Saint-Michel du Tertre, bâtie du temps de Charlemagne. Jeannot, c'est le grand frère, il a deux ans de plus que Julien. Comme lui, il est célibataire. Il a fait préparer par la
servante un bon repas et notamment une spécialité locale ; Chez les gens de bonne société, on dit "une indécence de veau", mais entre deux hommes, ayant un bon coup de fourchette on préfère
parler de cul de veau. De nos jours on appelle cela un quasi de veau. Le tout arrosé de bouteilles de vin soigneusement conservées et cachées derrière les fagots de bois stockés pour l'hiver.
Pour commencer une bouteille de rosé d'Anjou, puis un gamay fort gouleyant.
Au dessert, une bonne assiette de millée (3) et des pouéres tapées (4). La discussion va bon train, sur la famille, sur l'avenir de la Roussonnière qui appartient à Julien, la vie quotidienne de
Jean, la grande aventure à laquelle se lance Juju…etc. Pour conclure et par automédication de précaution, juste avant d'aller se coucher une p'tite goutte afin de faciliter la digestion et
permettre une bonne nuit reposante dans des draps délicatement parfumés à la bergamote.
Le lendemain, grands adieux fraternels et chaleureux. Jean a largement rempli le pocheton du petit frère, afin de lui permettre de tenir quelques temps. Direction l'orient, là où le soleil disparait derrière l'horizon. Il devrait être le soir même à Candé, à dix lieues de là. C'est une longue journée à travers des zones marécageuses, ponctuées d' étangs qui alimentent un bon nombre de moulins à farine et tanneries, puis des forets de chênes blancs pédonculés très fiers de leur haute taille dépassant allégrement les cent dix à cent quarante pieds de haut.
A l'étape du soir, Julien se pose moult questions. Candé est exactement à mi-chemin entre Angers, le retour au pays est possible et Kastelle-Briant, la porte d'entrée de la Bretagne, autrement dit Châteaubriant, l'ouverture de l'aventure et de l'inconnu. Pour l'heure, il est très difficile de se prononcer, il tombe de sommeil, et comme on le dit depuis plus de deux cents ans : "la nuit est mère de conseil". Une prière, vite expédiée, il ferme les yeux et s'endort. Au petit matin, c'est sur, il continue. Il parcourt une région boisée, parsemée d'étangs, sans faire attention au nom des villages : Vritz, Montplaisir, La Chapelle de Louvantes, Juigné, Le Pin, Saint-Julien, Pouancé. Trop absorbé, il marche tête baissée tel un cheval au labour.
Voici Châteaubriant, ville fortifiée avec un imposant château sur un affleurement rocheux la forteresse, au pied coule une rivière tranquille, la Chére, qui prend sa source à Juigné à proximité de Soudan, longue de seize lieues elle va se jeter dans la Vilaine. Comme il n'est pas beaucoup emballé par la ville de Châteaubriant il ne va pas s'attarder, et reprend la route.
Nouveaux villages : Louisfert, Lusanger, la Guillaumière, foret de Domnéche... etc. Passons.
(1) Bien plus tard (133 ans plus tard), le sergent sapeur Louis Pierre Gentilhomme qui a fait toutes les campagnes napoléoniennes.Décoré de la légion d'honneur, il décédera à l'âge de 81 ans dans ce village.
(3) Vieille recette sarthoise faite de graines de millet décortiquées cuites dans du lait avec du sucre.
(4) Poires épluchées, longuement déshydratées au four et aplaties une par une avec une platissoire.
Au bout de quatre heures de marche, le voici à...Une halte de Julien Baret à Derval
Plus tard, un brin de toilette à la rivière. Rapide, car l'eau est bien fraiche en cette fin novembre. Est-ce la Chére qui l'a accompagné un bout de chemin depuis Châteaubriant ou le Canut ? Qu'importe le nom, il faut poursuivre la route, et comme toujours cap à l'ouest.
Tout en traversant de noires forêts de hêtres, il prend bien soin d'éviter de passer par Guémené-Penfao, le pays de légendes. Il ne peut malgré lui, tout en pressant le pas, se retenir de se remémorer le conte de la Belle dormant au bois que lui racontait sa maman, alors qu'il n'avait pas plus de 2 ou 3 ans:(Il s'agit bien du conte de Charles Perrault écrit en 1697) et surtout la belle histoire de la très vieille, très laide et très méchante fée Carabosse, et, qui sait, peut être lointaine parente de Grand mère Kalle.
En passant un jour la rivière, la vieille fée se fit mal au talon. Ne pouvant se guérir elle même, elle eu recours aux bons soins d'un rebouteux du village qui sera sa prochaine étape, Redon. Le remède que celui-ci lui donna, loin de lui faire du bien, lui durcirent les talons, et à mesure que les jours passaient, les jambes se durcirent aussi, puis tout le corps,si bien que la mauvaise fée se trouva changée en pierre. Mais il parait que les nuits très sombres, elle retrouve sa mobilité et rode encore dans les bois de la vallée.
Après Guemené Penfao, 4,5 lieues plus loin le voici au confluent de l'Oust et de la Vilaine. C'est Redon, au nom d'origine celtique désigne un gué. Une très jolie ville avec de petites rues et de superbes maisons à pans de bois. Loin d'être assoupie la cité en misant sur des relations maritimes et fluviales est très active. Julien est en admiration, surpris de trouver là des navires de haute mer.
Des trois mâts, en effet, peuvent remonter jusqu'à elle afin d'y décharger leurs cargaisons de vin, de sel de poissons, de fer venant d'Espagne, du charbon, des matériaux de construction. Le déchargement se fait à terre ou par transbordement sur des barges ou des bateaux fluviaux qui remontent la Vilaine jusqu'à Rennes. En échange, le port exporte du cidre, des ardoises, du bois du seigle, du cidre et du sel. Sel de Guérande et d'Ambon, qui est stocké dans 3 greniers. Le commerce est florissant, aussi les armateurs, possèdent-ils de très belles demeures en tuffeau avec de beaux balcons en fer forgé. Les rez de chaussée servent d'entrepôts, largement remplis de marchandises et étroitement surveillés.
Une idée, lui passe par la tête : ne pourrait-il pas prendre un de ces bateaux qui descend la Vilaine et s'arrêter à la Roche Bernard ! A tout bien calculer, il y renonce, le gain sur un terrestre parcours n'est guère sensible, et il adore marcher et humer l'odeur de la campagne. Il est hébergé pour une nuit à l'abbaye romane Saint-Sauveur, qui surplombe le quai Saint-Jacques. Il apprend que Richelieu a été l'abbé comandataire de cette abbaye. Il est fortement impressionné par l'immense tour de 27 m, bâtie sur 3 étages. Il y fait la connaissance de pèlerins. Deux viennent de Brest, un vient de Paimpol et de l'abbaye Beauport, et le dernier du Mont Saint-Michel. Ces 4 pèlerins lui expliquent que Redon est justement un point de rencontre des chemins de Bretagne en partance pour Saint-Jacques de Compostelle, avant de descendre sur Nantes, cette belle ville tout à la fois, religieuse, militaire et commerciale.
Après une longue, une très longue journée, à travers tout un territoire vallonné avec de nombreux chemins qui mènent on ne sait jamais où, il va faire une bonne halte à Vannes. Vannes, siège du parlement breton est un lieu fort merveilleux bâti en amphithéâtre où la terre, le ciel et la mer se mêlent en paysages changeants et insolites. De nombreuses maisons à pans de bois, abritées sous les remparts ponctuent les rues étroites qui entourent la cathédrale Saint-Pierre. Il va se rafraichir auprès des nombreux lavoirs situés au bord des douves. Julien s'amuse des chants et des éclats de rires des jeunes lavandières. D'où lui vient cette chansonnette ? Et tape et tape avec ton battoir…
Auray, traversée par le Loch, petit fleuve côtier qui débouche dans le golfe du Morbihan. La ville haute est sur la rive ouest de la rivière d'Auray. Le port de Saint-Goustan, sur la rivière d'Auray .Son aménagement, terminé depuis plus de 80 ans lui permet de recevoir des navires de haute mer, à la taille fort impressionnante. C'est à la fois un port de commerce et de pêche. Le port d'Auray importe du vin, du sel, du cuir, du fer, de l'acier de Biscaye. Il exporte seigle et froment, de l'avoine, du beurre, de la viande, du poisson, également du drap et de la toile.
Maintenant la route serpente entre les champs labourés, la lande, les bois de pins maritimes. A Erdeven, il rencontre de bien jolies plages avec de grosses vagues, face à la houle de l'océan.
Arrivé à Belz, il est perdu ; à droite une large rivière, à gauche il a l'impression que la mer avance dans les terres. C'est une ria, la ria d'Etel. Une barque de pêcheurs se bat contre de forts courants et lutte désespérément pour s'éloigner du rivage et franchir un banc de sable.
Comment allez plus loin, sur Plouhinec, il n'y a pas de passage ! C'est alors qu'il aperçoit un panneau, enfoui dans l'herbe grasse sur lequel est inscrit d'une écriture fort malhabile : "Pour le passeux, tiré la cloche".
Ce qu'il fait sans hésitation. Au bout de quelques minutes, un jeune garçon de 10 ou 11 ans arrive, et moyennant quelques pièces va lui faire franchir, la rivière. Seulement la barque prend
l'eau. Julien a bien appris à nager dans la Voutonne, il n'en n'a pas pour autant le pied marin. Le passeur l'invite à écoper sans cesse et surtout beaucoup plus vite.
A Riantec, curieusement, la mer s'est retirée laissant découvrir l'estran. Des villageois de tous âges, que l'on appelle familièrement "les culs salés", culottes et
jupes retroussées, accroupis, à mains nues ou avec des râteaux fouillent dans le sable. Intrigué, il s'approche et entame la conversation. Sous le terme générique de coquillages on lui montre des
couteaux, berniques, praires, palourdes et coques. Il pense déguster plus tard ces curieuses petites bêtes, ainsi que bigorneaux, moules, crevettes, huitres et araignées de mer. C'est très loin
d'être à son goût. Il préfère en rester avec son alimentation traditionnelle, une bonne assiette de soupe, brulante dans laquelle on fait tremper de larges tranches de pain, ou alors, suprême
régal du repas.familial dominical, la brune confiture de cochon (1) faite par Dame Anne Legras, sa chère maman.
Un brouillard épais couvre tout l'horizon. En quelques pas, il pensait arriver à destination, qui, à vol d'oiseau est seulement à une lieue. Mais l'Orient est située tout au fond d'une baie
protégée des ennemis et des fureurs de l'Atlantique où se jettent deux rivières, le Blavet et le Ponscorf, obligeant à faire un détour de cinq lieues, aussi pour traverser ce bras de mer, le bac
s'impose. Sur sa gauche, il devine toute endormie, l'imposante citadelle de Port-Louis. Il vient de parcourir 60 lieues en une semaine, ou peut-être plus, car il s'est trompé de routes à
moult reprises. Il préfère pour quelques jours libertiner dans Lorient.
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(1) Autrement dit, les rillettes du Mans. Si la recette est connue depuis le XV° siècle, le terme n'apparaitra qu'en 1850.